Des mois ont passé, mais certaines questions sont restées sans réponse. Comment Karim Wade a-t-il rejoint le Qatar le 24 juin, après sa sortie de prison ? Qu’a-t-il négocié ? Quand va-t-il rentrer ? Enquête et révélations.
Jeudi 23 juin 2016. Dans sa cellule de la prison de Rebeuss, à Dakar, Karim Wade est déjà couché quand le colonel Daouda Diop, directeur de l’administration pénitentiaire, et le directeur de la maison d’arrêt, Lamine Diop, font irruption, vers 22 heures. « Vous serez libéré cette nuit », lui annoncent les deux officiels. Depuis trois semaines, au Sénégal, les rumeurs vont bon train.
Le 2 juin, interviewé par RFI, Macky Sall a laissé entendre que la libération du prisonnier le plus célèbre du pays pourrait intervenir « d’ici à la fin de l’année ». Le 16 juin, une première tentative avait tourné court. Relayée prématurément par les médias, elle avait drainé vers le parking de la prison et vers son domicile du Point E une foule de « karimistes » pressés d’acclamer leur héros. Pour le régime, pas question de laisser la libération de l’ancien « ministre du Ciel et de la Terre », condamné à six ans de prison en mars 2015 pour « enrichissement illicite », virer au triomphe.
Un passeport créé en une nuit
Vers 23 heures, les deux hommes sont de retour dans la cellule, accompagnés d’un agent du ministère des Affaires étrangères équipé d’une valise métallique imposante. « Ils l’ont informé qu’ils avaient ordre de lui établir le soir même un passeport diplomatique », assure un proche de Karim Wade. Les photographies d’identité et la prise d’empreintes digitales sont donc effectuées dans la prison de Rebeuss, à quelques dizaines de minutes de sa libération. « Ils ont fait de lui, en une nuit, leur ambassadeur au Qatar », ironise l’un de ses amis en évoquant ce passeport diplomatique inattendu – que Jeune Afrique a pu consulter.
La suite est connue. Vers 1 h 30 du matin, soucieuses d’éviter un attroupement populaire et la curiosité des médias, les autorités sénégalaises lancent un leurre. Tandis qu’un 4×4 aux vitres teintées s’engouffre à vive allure sur la corniche ouest, qui borde la prison de Rebeuss, c’est dans le véhicule du directeur de la maison d’arrêt que Karim Wade est discrètement exfiltré de son lieu de détention, via une porte dérobée.
Empruntant les ruelles des quartiers populaires de Gueule-Tapée et de la médina, le véhicule gagne ensuite la route de Ouakam pour arriver finalement aux Almadies, chez l’avocat Madické Niang, ancien ministre et homme de confiance d’Abdoulaye Wade, très introduit à Touba, la capitale du mouridisme.
Le temps de recevoir les bénédictions adressées, via son fils Serigne Moustapha Mbacké, par l’autorité religieuse la plus influente du pays, et Karim Wade reprend la route jusqu’au tarmac de l’aéroport, où l’attend un jet affrété par les autorités du Qatar. Il est accueilli par le procureur général de l’émirat, tandis que les autorités pénitentiaires sénégalaises l’escortent jusqu’à la passerelle, comme les videurs d’une boîte de nuit raccompagneraient un client indélicat. Fin du premier acte.
Soutien infaillible
Dès le lendemain matin, face à l’effervescence médiatique, le ministre de la Justice, Sidiki Kaba, donne une conférence de presse. Karim Wade est-il parti au Qatar de son plein gré ? A-t-il fait escale à Paris, où résident ses parents et ses trois filles, orphelines de mère ? « Une fois gracié, Karim Wade est libre d’aller où il veut, au Sénégal ou ailleurs. Si vous voulez savoir où il se trouve, allez lui poser la question », répond le garde des Sceaux aux journalistes. Cette fin de non-recevoir ne décourage pas les médias sénégalais, curieux de savoir quel accord a pu être noué entre le Sénégal, le Qatar et l’entourage de Karim Wade.
Aux nombreux commentateurs qui soupçonnent alors l’existence d’un « protocole de Doha » – en référence à un présumé « protocole de Rebeuss » qui aurait scellé, en 2006, la libération et la mise hors de cause de l’ancien Premier ministre Idrissa Seck dans l’affaire des chantiers de Thiès, après sept mois de prison –, Seydou Guèye, le porte-parole du gouvernement, rétorquera quarante-huit heures plus tard que « le gouvernement du président Macky Sall n’a pas pour culture de faire dans le deal », rappelant que plusieurs centaines de détenus bénéficient chaque année d’une grâce présidentielle.
Les proches de l’intéressé ont une tout autre version de l’histoire. Si plusieurs dirigeants africains – comme Alassane Ouattara, Denis Sassou Nguesso ou Mohammed VI – ont eu l’occasion de plaider auprès de Macky Sall la cause du fils d’Abdoulaye Wade au temps de sa détention, un homme fera de sa libération une affaire personnelle : Cheikh Tamim Ibn Hamad Al Thani, 36 ans. Il a succédé à son père en tant qu’émir du Qatar en 2013, l’année où Karim Wade a été incarcéré.
Les deux hommes, que seulement douze années séparent, se connaissent bien et s’apprécient. Sa nomination à la tête de l’Association nationale pour l’organisation de la conférence islamique (Anoci), en 2004, avait en effet permis à Karim Wade de développer un épais carnet d’adresses dans les pétromonarchies du Golfe. « Il est lié à d’autres dignitaires de la région, mais l’émir du Qatar a mis tout son poids dans la balance », assure un proche. C’est également lui qui, depuis la sortie de prison de l’ancien ministre, met à sa disposition une résidence à Doha.
Dès 2015, l’émir Al Thani a mandaté son procureur général, Ali Ibn Fetais Al Marri, pour négocier avec les autorités sénégalaises une issue honorable au feuilleton judiciaire de l’affaire Karim Wade, devenu une patate chaude pour le gouvernement sénégalais. Il est vrai que, contre toute attente, la popularité du prisonnier, hier accusé par une large frange de ses compatriotes de népotisme, n’a fait que croître depuis son incarcération, tandis que les critiques contre la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI), une juridiction d’exception ressuscitée en 2012 après trois décennies de mise en sommeil, se multipliaient.
Au parloir de Rebeuss, des centaines de sympathisants anonymes ainsi que le Tout-Dakar se sont succédé pour s’entretenir avec le détenu le plus célèbre du pays. Et lorsque s’ouvre, le 31 juillet 2014, le procès tant attendu, c’est devant une salle pleine à craquer, exclusivement peuplée d’inconditionnels scandant à l’unisson : « Karim, président ! »
Un détenu gênant
Depuis sa libération, l’intéressé n’a jamais parlé, si ce n’est de manière sibylline, à travers un communiqué publié le 24 juin par le Parti démocratique sénégalais (PDS, opposition). Exprimant sa « gratitude » aux dignitaires religieux (mourides, tidjanes et catholiques) ainsi qu’aux principales associations sénégalaises de défense des droits de l’homme.
Mon vœu le plus cher était d’aller, dès ma libération, à la rencontre des millions de Sénégalais qui m’ont assuré de leur soutien
Il signifiait alors, entre les lignes, qu’on lui avait tordu le bras au moment de recouvrer sa liberté : « Mon vœu le plus cher était d’aller, dès ma libération, dans nos villages et dans nos villes, à la rencontre des millions de Sénégalais qui m’ont assuré de leur soutien, m’ont accompagné de leurs prières et qui n’ont jamais douté de mon innocence pour les en remercier. […] Malheureusement, les conditions de ma sortie de prison en ont décidé autrement. » Quatre mois plus tard, Karim Wade n’en a toujours pas dit plus.
« Ce n’était pas une libération mais un exil forcé ! » Seydou Diagne, le coordonnateur de ses avocats, est aujourd’hui catégorique : c’est au forceps que Dakar s’est débarrassé de son encombrant pensionnaire après trente-huit mois de détention. « Ce sont des spéculations fondées sur une fiction. L’État du Sénégal n’empêchera jamais un de ses ressortissants de revenir au pays », rétorque El Hadj Hamidou Kassé, ministre-conseiller chargé de la communication à la présidence de la République.
« Pendant des mois, le régime a cherché à lui faire signer une demande de grâce », assure pourtant un proche qui a directement participé aux négociations. Selon ce dernier, le prisonnier aurait obstinément refusé cette option, malgré les médiations répétées du Qatar. La donne a changé le 7 avril 2016. Un an après leur condamnation collective, Ibrahim Aboukhalil (alias Bibo Bourgi) et Alioune Samba Diassé, jusque-là en liberté sous contrôle judiciaire, sont incarcérés au pavillon spécial de l’hôpital Le Dantec malgré un état de santé jugé préoccupant.
Selon ses avocats, Karim Wade se serait refusé à mettre en danger la vie de ses coaccusés, dont il estime que le seul tort est leur relation d’amitié ou de proximité avec lui, et se serait résigné à un compromis. À partir de là, les choses s’accélèrent. Le procureur général du Qatar effectue un nouveau voyage à Dakar le 9 avril.
En coulisses, la libération de Karim Wade est évoquée avec les autorités. Deux jours après le départ du médiateur, deux proches de l’ancien « superministre » se rendent à Doha pour prolonger les discussions. Le « protocole de Doha » est engagé. Le 31 mai, Bibo Bourgi et Alioune Samba Diassé sont remis en liberté et autorisés à recevoir des soins en France.
Les proches de Karim Wade indiquent que ce dernier a accepté d’en payer le prix. S’il s’est toujours refusé à signer une demande de grâce, il a validé, in fine, les deux clauses principales de l’accord informel qui le lient au Sénégal via Cheikh Tamim Ibn Hamad Al Thani : « s’éloigner quelques mois du Sénégal et s’abstenir provisoirement de toute forme d’expression publique », résume son entourage. Si Karim Wade s’astreint effectivement à un silence religieux, il n’en fourbit pas moins ses armes dans l’attente du jour où il s’estimera délié de sa promesse.
jeune Afrique