Magistrats, policiers, gendarmes, IGE et militaires brisent désormais le silence : L’obligation de réserve des fonctionnaires est-elle obsolète ?

Selon la loi n° 61-33 du 15 juin 1961 relative au statut général des fonctionnaires, certains agents de la fonction publique sont astreints durant toute leur carrière et au-delà à une obligation de réserve ou de discrétion professionnelle. C’est ce qui faisait que certaines catégories de fonctionnaires étaient connues pour leur mutisme ou leur éloignement du champ politique. Mais depuis le tournant de l’année 2000, la parole semble s’être libérée dans ces catégories naguère muettes comme des carpes. Des fonctionnaires des impôts et domaines ont investi en masse la politique pour soutenir — c’est du moins ce qu’ils prétendent — pour la plupart d’entre eux la politique du président de la République. Sous le magistère du Président Sall, la chose s’est amplifiée et l’ont voit, chose impensable sous les présidents Senghor et Diouf, des magistrats, policiers, gendarmes et militaires violer les obligations de réserve en brisant le silence pour dénoncer les « injustices » notées dans leur service ou dans le pays en général. Mais si certains d’entre eux, qui n’étaient pas connus dans le champ politique, en arrivent aujourd’hui à briser les codes, c’est parce que, force est de le reconnaître, en haut lieu des ressorts sont cassés. Aujourd’hui la politisation à outrance de toute l’administration a conduit certains militaires, policiers radiés ou mis en retraite, douaniers, inspecteur généraux d’Etat à vouloir s’investir dans le champ politique en se défaisant de certaines obligations auxquelles ils sont astreints durant leurs carrières et post-carrières professionnelles. Le Témoin revient sur quelques uns des différents cas qui ont secoué la République ces dernières années…

Egalement appelée devoir de réserve, l’obligation de réserve impose aux agents, pendant ou en dehors de leur service, de s’exprimer avec une certaine retenue. Le fondement de cette obligation est de ne pas donner une mauvaise image de l’administration qui serait nuisible pour cette dernière. Le non-respect de l’obligation de réserve est apprécié par les supérieurs hiérarchiques de l’agent contrevenant, qui peuvent lui infliger une sanction administrative. Hélas, malgré cette mise en garde ou épée de Damoclès placée au-dessus de leurs têtes, certaines « têtes brûlées » de l’administration ont préféré, au péril de leur carrière, enfreindre les règles pour dénoncer des situations qui se passeraient dans leurs corps respectifs. Voire au niveau du pays tout entier.
Parmi ces rebelles ou contrevenants, on peut citer le colonel Abdou Aziz Ndao de la gendarmerie, l’inspecteur des impôts et domaines Ousmane Sonko, le commissaire Boubacar Sadio de la police, le magistrat Ibrahima Dème de la magistrature et, tout dernièrement, le capitaine Mamadou Dièye de l’armée…
Colonel Abdoul Aziz Ndao, le premier des « rebelles »
Abdoulaye Aziz Ndao était le premier à briser le silence dans l’administration ou plus spécifiquement dans l’armée. L’ancien numéro 2 de la gendarmerie nationale avait, pour dénoncer les « magouilles » dans les rangs des pandores, publié un ouvrage explosif aux éditions L’Harmattan intitulé Pour l’honneur de la gendarmerie sénégalaise. Un brûlot sur deux tomes. Le premier était intitulé  Le sens d’un engagement  et le second, La mise à mort d’un officier. Dans ce livre, l’ancien commandant en second de la gendarmerie nationale accuse le général Abdoulaye Fall, son patron de l’époque, de ‘’complicité’’ avec le Mouvement des forces démocratiques de Casamance (Mfdc). Il dénonçait aussi « les mensonges, manipulations, pots de vin etc. » dans la gestion du dossier de la Casamance.
Le 12 avril 2006, alors qu’il venait d’être démis de ses fonctions de numéro 2 de la gendarmerie, le colonel Abdoul Aziz Ndao avait écrit une correspondance au président de la République de l’époque, Abdoulaye Wade, pour dénoncer certaines pratiques ayant cours à la gendarmerie. C’est parce que cette lettre n’a pas eu le traitement qu’il espérait qu’il a finalement décidé d’écrire ce livre qui a éclaboussé la maréchaussée. Le colonel Abdoul Aziz Ndao abordait la question sécuritaire sénégalaise en corrélation avec les errements notés dans les corps de la police, de la gendarmerie ou encore des renseignements généraux. « Pour aller vers une paix durable en Casamance, l’Etat du Sénégal n’a jamais hésité à casser sa tirelire. Un peu avant 2000, des mallettes et des ‘’messieurs Casamance’’ font leur apparition dans ce conflit qui déchire depuis une trentaine d’années, le sud du pays » soutient le colonel.
Ousmane Sonko, l’inspecteur  «têtu »
L’autre « tête brûlée » de l’administration sénégalaise qui a, au péril de sa carrière professionnelle, décidé de « déchirer » la loi contraignant certains fonctionnaires à la réserve, est Ousmane Sonko. L’inspecteur général des impôts et domaines a, à la surprise générale, créé un tollé national le 9 mai 2014. Ce, en publiant une information sur le site du ministère des Finances qui révèle que « l’assemblée nationale n’a jamais versé un centime au Trésor public bien que des impôts soient prélevés sur les salaires des députés ». L’institution ne s’acquittait pas non plus de taxes comme la TVA selon lui. Un mois plus tard, en juin plus précisément, Sonko dévoile une fraude fiscale au profit de Pétro-Tim, une entreprise dirigée par le frère du président, Aliou Sall, qui a « fait perdre au Trésor public 150 milliards de FCFA, au moins 230 millions d’euros ». Le même Aliou Sall « doit 90 milliards de FCFA, soit 136 millions d’euros, au fisc, passés par pertes et profits ».
Toujours selon l’alors inspecteur des impôts et domaines, « 2 milliards de FCFA se sont volatilisés des caisses du Trésor public ». De très graves révélations qui le rendront célèbre mais qui vont toutefois lui valoir sa « tête » car il sera plus tard radié de la fonction publique. Pour sa défense, l’ex-inspecteur Ousmane Sonko a fait valoir s’être toujours conformé à l’article 7, alinéa 1 du code du Code de transparence dans la gestion des finances publiques au sein de l’Uemoa, qui stipule que « la non-dénonciation à la justice de toute infraction aux règles de gestion par un agent public qui en aurait eu connaissance est sanctionnée pénalement ».
Hélas, pour lui, ce plaidoyer n’a pas été entendu puisqu’il a été radié de la fonction publique. Le désormais leader politique deviendra un des farouches opposants de son bourreau Macky Sall et réussira à se faire élire député et siéger dans cette Assemblée nationale dont il dénonçait la fraude fiscale… Une assemblée qui, grâce à lui, s’est mise en règle sur le plan fiscal.
Le commissaire Boubacar Sadio, le courageux
Ex-commissionnaire divisionnaire de police de classe exceptionnelle, Boubacar Sadio n’a jamais cessé de dénoncer, depuis le régime du président Abdou Diouf, la radiation collective « illégale » des policiers en 1987. Mais jouissant de plus en plus d’une liberté d’expression, l’ex-commissaire divisionnaire de police de classe exceptionnelle multiplie les sorties au vitriol contre le régime du président Macky Sall. S’il ne lui balance pas des grenades lacrymogènes, Boubacar Sadio lui envoie des missiles. Fortement suivi, Boubacar Sadio avait éclaboussé la République avec des informations scandaleuses qui ont écorché de hautes autorités de l’Etat sur l’affaire dite de Khalifa Ababacar Sall. En outre, l’ancien adjoint au directeur général de la police avait aussi adressé une autre lettre aux citoyens sénégalais dans laquelle il dénonçait la gestion de l’actuel régime. Ce, en faisant « l’état des lieux de la mal-gouvernance au Sénégal… »
Le juge Ibrahima Dème ôte sa toge
Au péril de sa carrière de magistrat, le juge Dème pose sa toge sur l’autel du sacrifice. Un juge qui démissionne du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) était sans doute un fait rare. A travers une lettre adressée au chef de l’Etat et transmise à la presse en février 2017, Ibrahima Hamidou Dème s’était déchaîné en brisant le silence. « Monsieur le président de la République, la Justice traverse aujourd’hui une crise profonde, étroitement liée au manque de transparence dans le choix des magistrats. Ainsi constate-t-on un traitement de certaines affaires qui renforce le sentiment d’une justice instrumentalisée et affaiblit considérablement l’autorité des magistrats. Bien évidemment, la vitrine de la justice ne doit pas être une magistrature sous influence, mais plutôt une magistrature indépendante et impartiale, démontrant constamment dans ses décisions que la justice est exclusivement au service de la vérité», soutenait le juge Ibrahima Dème dans sa lettre adressée au président de la République.
Le motif de sa démission du CSM, c’était, expliquait le juge, pour attirer l’attention sur un malaise dans la justice. « Monsieur le président de la République, en décidant de vous expliquer les motivations de ma démission, j’ai voulu en appeler non seulement au président du Conseil supérieur de la magistrature, mais surtout au chef de l’Etat qui, au regard des dispositions de l’article 42 de la Constitution, est le garant du fonctionnement régulier des institutions. Dans le même ordre d’idées, la justice étant rendue au nom du peuple, celui-ci doit également être informé du discrédit d’une institution constitutionnelle si essentielle pour la survie de notre démocratie ». Quelques mois plus tard, au mois de mars 2018 plus exactement, le juge Ibrahima Hamidou Dème décidait d’enlever définitivement sa toge en démissionnant de la magistrature sénégalaise…
Capitaine Mamadou Dièye, le « déserteur »
Comme ses collègues des autres corps de l’administration, le capitaine Mamadou Dièye a décidé lui aussi d’outrepasser les interdits et briser le silence pour dénoncer ce qui se passe dans les rangs de l’armée mais aussi dans le pays. Né le 27 avril 1983 et sorti de l’école militaire de Saint-Cyr, le capitaine Dièye qui a eu, pendant sept ans, à occuper diverses fonctions dans l’armée nationale avait voulu démissionner de l’armée. Ce, parce que, selon lui, son idéal avait été trahi au contact de la réalité prévalant dans l’armée.
« Lorsqu’on choisit un métier, c’est sur la base de valeurs éthiques, morales et professionnelles. Ce sont ces raisons qui m’ont poussé à choisir l’armée comme étant le milieu où je peux servir le mieux mon pays », se justifie-il. Toujours selon lui, quand il est arrivé dans l’armée, il a mis du temps à apprendre parce qu’ayant été formé à l’étranger, « il fallait que je découvre l’armée sénégalaise ». Une fois à l’intérieur, il a, à l’en croire, commencé à saisir les réalités de celle-ci qui n’ont rien à voir avec ce que le métier stipule.
A l’en croire, dans l’armée, on demande aux gens de se sacrifier jusqu’à donner leur vie pour la République. Hélas, se désole-t-il, à l’intérieur, il se passe des choses peu catholiques. «Très certainement, c’est ce qui inquiète les autorités, mais je ne vais pas en parler. C’est un domaine professionnel », dénonçait le « déserteur ». Comme le général Charles De Gaulle s’adressant aux Français un mémorable 18 juin, le capitaine avait lancé un appel à ses concitoyens en ces termes : « Je suis prêt à défier le président de la République. Je pense qu’aujourd’hui, il faut plus que des politiciens pour résoudre les problèmes qui sont inhérents à ce système. On nous a imposé un système. Et pour le combattre, on n’a pas besoin de tirer sur qui que ce soit, à commencer par les puissances étrangères. On passe tout notre temps à salir la France et les puissances étrangères. Ce sont juste des pays qui ont les dirigeants qu’ils méritent et ayant pris le temps de choisir des hommes et des femmes dignes de foi pour représenter leurs intérêts. Nous devons faire la même chose ». Hélas, le « déserteur » a été mis aux arrêts depuis par ses supérieurs…
Des IGE dans la danse
Après des décennies de silence absolu, aujourd’hui ce sont les inspecteurs généraux d’Etat Boubacar Camara et Ngouda Fall Kane, au parfum de plusieurs scandales qui dorment à la présidence de la République, qui se jettent dans l’arène politique pour déboulonner l’actuel locataire du palais. Ils ont commencé à se signaler déjà dans des sorties médiatiques où ils ont pilonné sans aménités le régime prédateur, selon eux, du Président Macky Sall. Et ce n’est sans doute qu’un début…

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