Document inédit: L’ancien Président du Conseil, Mamadou Dia, parle de ses relations avec les marabouts

«Certains marabouts recevaient du Pouvoir des prébendes. L’Administration coloniale les y avait habitués. Evidemment, avec moi, tout cela n’existait plus. Je prêtais à ceux des chefs religieux qui étaient vraiment travailleurs et qui remboursaient leurs dettes. C’était le cas d’un homme comme Serigne Falilou Mbacké, le Khalife des Mourides. C’étaient des prêts à la production, que je refusais d’accorder aux mauvais payeurs. Cela, aussi, était un nouveau style qui n’a pas plu. Par ailleurs, la politique de coopération avait touché les intérêts non seulement des traitants, mais aussi de ceux des marabouts qui étaient traitants en même temps. Les ennemis d’un islam libérateur et porteur de promotion d’une collectivité religieuse éclairée ne sont pas restés les bras croisés. Mon programme concernant l’Islam ne pouvait évidemment pas plaire à une certaine catégorie de marabouts adeptes de l’obscurantisme. L’apparition des champs collectifs qui faisaient disparaitre les champs dits «du mercredi» ou tollou alarba en wolof – cette expression prometteuse du travaillisme mouride – au profit des coopératives achèvera de convaincre les adversaires de ma politique de socialisation économique que le constituais un réel danger pour eux. Toute une stratégie a été déployée alors pour créer la suspicion, voire l’hostilité des milieux religieux envers moi. On a convaincu le Khalife des Mourides que la politique de création et de vulgarisation des champs collectifs de mon gouvernement visait la destruction des «champs du mercredi». Mon acharnement à consolider les coopératives paysannes avait été, également, présenté comme une volonté de saper l’autorité que la chefferie religieuse exerçait sur le monde rural. On ira plus loin, puisqu’on n’hésitera pas à jouer sur la susceptibilité des confréries pour attribuer à un choix sectaire, une marque de mésestime envers les Mourides, le fait que j’ai prononcé à Tivaouane -et non à Touba- cette allocution en août 1962 qui- à la vérité, dérangeait certains. Toutes sortes de calomnies se donnèrent libre cours : on est allé dire au Khalife des Mourides : «Ce que veut Mamadou Dia, c’est ta destitution

il va provoquer une réunion des musulmans et il est certain qu’avec les jeunes cadres islamiques qu’il a envoyés à l’étranger, ton autorité va complètement disparaître. C’est contre moi que toutes ces initiatives sont dirigées». Evidemment, c’était faux, mais la manœuvre a été payante puisque mon projet de conseil supérieur islamique n’a pas été soutenu. J’ai déjà dit qu’une certaine catégorie de marabouts m’était hostile : c’étaient tous ceux que menaçait la politique de libération paysanne, par l’éducation populaire et la conscientisation des masses. Ce n’était pas le cas de ceux qu’on appelait – qu’on appelle encore – les grands marabouts. J’entretenais généralement avec ces derniers d’excellents rapports, jusqu’à la crise de 1962. Je m’étais lié d’amitié avec El Hadj Seydou Nourou Tall depuis la «période de Saint-Louis», dans des circonstances que j’ai évoquées précédemment. Ce petit-fils du grand Almamy El Hadj Oumar me traitait en fils. Il me disait : «Pour moi tu n’es pas un Dia mais un Tall, un petit-fils de Oumar Seydou Tall». Il vouait à Senghor une affection, à vrai dire, plus calculée. Il nous a soutenus, avec les Khalifes Ababacar Sy et Falilou Mbacké, dès la création du Bloc Démocratique Sénégalais. Lors de la crise de la Fédération du Mali, il s’était rangé à nos côtés, malgré ses attaches soudanaises, après nous avoir encouragés – détail historique important – à suivre nos partenaires du Mali à qui revint l’initiative de la proposition de négocier pour l’indépendance. On le voit, à la différence de la plupart des marabouts, Seydou Nourou ne manquait pas de sens politique. Il ne recevait pas de subsides du pouvoir. Il se plaisait à m’offrir de l’argent de temps en temps, en disant malicieusement : «Tu es pauvre, il faut que je te pays un costume.» Le lui refuser eût été un affront, un crime de lèse-majesté. Mais c’était un homme très soucieux de son prestige personnel, autoritaire et très interventionniste. Sur ce dernier plan, il était loin de toujours rencontrer satisfaction avec moi. S’il a basculé du côté de Senghor, me sacrifiant, c’est qu’il a choisi entre deux tempéraments, compte tenu du sien, celui qui semblait le plus accommodant. La propagande de mes adversaires, qui avaient fabriqué de toutes pièces une liste où il figurait parmi les personnalités à arrêter lors des évènements d décembre 1962, n’y a pas été non plus pour peu. Lui-même découvrira qu’il avait été joué ignominieusement et le regrettera le restant de ses jours, d’autant qu’il

s’est aperçu à ses dépens que Senghor était moins accommodant qu’il n’y paraissait, et il a eu avec lui de sérieuses divergences, sur le Code de la famille entre autres, au point d’être amené un jour – comme signe de rupture – à lui rendre les décorations qu’il avait reçues de lui et qu’il avait l’habitude d’arborer fièrement en toutes occasions, parmi ses nombreuses autres médailles. Le Khalife Falilou Mbacké, lui, était, avant tout, un soutien à Senghor. Pour lui, Senghor c’était l’anti-Lamine Guèye, donc l’anti-Cheikh Mbacké. Telle était son équation, dès le début de la lutte contre la Sfio M’ayant adopté come ami de Senghor, sa confiance ne pouvait être que conditionnelle. C’est pourquoi, malgré les services importants que je lui ai rendus – services que Senghor lui refusera par la suite -, il sera sensible à la campagne de calomnies de mes adversaires. Il est vrai qu’il avait comme secrétaire particulier un nommé Dramé, que j’ai pris en flagrant délit de falsification de demande d’un prêt du marabout, à l’occasion d’une campagne, qu’il avait tenté de faire plus que tripler. A cette occasion, je ne me suis pas fait un ami de cet individu, qui avait réellement l’oreille du marabout, à un tel point que même le fils aîné de celui-ci a été obligé de s’en offusquer. Plus tard, lors des événements de décembre 1962, mes adversaires échafaudèrent une machination policière du plus bas étage pour faire croire au Khalife Falilou Mbacké que je m’apprêtais à le faire arrêter. Une lettre fabriquée de toutes pièces, dont la paternité me sera attribuée, sera adressée-directement- au chef de la gendarmerie de Mbacké en personne, pour lui donner l’ordre de procéder à l’arrestation du Khalife des mourides. Le gendarme ira se rouler par terre devant le chef religieux, en geignant d’avoir reçu un ordre qu’il lui était impossible d’exécuter. Assurément, fervent talibé, lui-même -et ce, de notoriété publique- il aurait été la personne la moins indiquée pour exécuter un tel ordre… Depuis, les langues se sont déliées : des révélations publiques ont été faites sur le vol et l’utilisation des imprimés de la Présidence du Conseil, le vol du cachet du Gouvernement et l’imitation de sa signature, tout cela dans le sombre dessein de rallier le chef mouride à une certaine cause ou à défaut de provoquer des émeutes violentes qui auraient mis le pays à feu et à sang. Ce qu’il importe de savoir, c’est que bien qu’appartenant, dès ma prime jeunesse, à la confrérie tidjaniya, j’ai toujours voué au mouridisme et à

son fondateur une fervente admiration et que, chef de l’Exécutif, ce que j’ai fait pour la confrérie mouride : c’est , en effet, pour elle- et pour elle, seulement- que j’ai accordé l’aval du gouvernement pour une demande de prêt) l’ex-BAO, destiné à financer la dernière tranche des travaux de gros œuvre de la mosquée de Touba, me substituant ainsi à la promesse non tenue du gouvernement français au lendemain du référendum de 1958, comme je l’ai dit précédemment. Je préciserai qu’à cette occasion, le Khalife de Touba m’emmena jusqu’à la tombe de son père pour prodiguer ses prières. Plus tard, le saint Homme découvrira, lui aussi, qu’il a été victime d’une manipulation diabolique. Quant à Cheikh Ibrahima Niasse, grand marabout des Tidjanes du Sine-Saloum, j’avais fait sa connaissance dès le début de mon séjour à Fatick, alors qu’on m’avait beaucoup parlé de lui, comme maître soufi. Je le fréquentais, et il m’avait séduit par son érudition et son ouverture d’esprit. Mais nos relations allaient se refroidir avec la séparation d’avec Lamine Guèye et la création du Bds. Musulman orthodoxe, il prit parti pour le musulman Lamine Guèye contre le catholique Senghor. Adversaire personnel de Ibrahima Seydou Ndaw, il donnera du fil à retordre au parti dans le Sine-Saloum, notamment dans le secteur de Keur Madiabel qui était son fief natal. Il s’alliera avec Cheikh Tidiane Sy et Ibrahima Seydou Ndaw pour des raisons tactiques, et sera l’un des principaux cerveaux du Parti de la Solidarité Sénégalaise aux élections à l’Assemblée territoriale de 1952. Il ne fit la paix avec le parti qu’après le ralliement de Lamine Guèye. C’est alors que nous avons renoué lui et moi. Mais la confiance ne régnait pas pour autant entre lui et Senghor. Celui-ci n’arrêtait pas de se plaindre de ses «fructueux déplacements au Nigéria et dans les pays arabes». Bien que je fisse la sourde oreille à ces récriminations, on ne manqua pas, dans le cadre de la campagne d’intoxication, de faire croire au Cheikh que je voulais lui interdire de sortir du territoire. Un conflit qui l’opposait à la branche des Niasse de Léona amena le ministre de l’Intérieur Valdiodio Ndiaye à prendre des mesures d’ordre à son endroit. C’était assez pour en faire un adversaire du gouvernement et de son chef et, donc, un ami de Senghor. Mais qui connait l’intégrisme de Ibrahima Niasse sait qu’il ne pouvait s’agir que d’une alliance de circonstance. Au lendemain de ma libération, j’ai eu l’occasion de le rencontrer

pendant la maladie qui finit par l’emporter, j’ai pu me rendre compte, que chez lui aussi, le temps avait fait son œuvre et qu’il avait compris qu’on l’avait trompé. Mon œcuménisme également m’a valu des difficultés. En effet, il y avait, dans le pays, une opposition contre cette tendance à avoir les meilleurs rapports avec les chrétiens, avec l’Eglise catholique. Quand donc j’ai confié la responsabilité du Plan au Père Lebret, certains adversaires du plan ont déterré la hache de guerre en disant : «Le voilà maintenant qui est en train de redorer le blason de l’Eglise catholique…Il fait la politique des pères blancs». Il y même eu des tracts virulents, que le Père Lebret a lus, qui l’ont profondément affligé, découragé. Il est venu, un jour, me remettre sa démission en me disant, avec tout le tact et la douceur qu’on lui connaissait, après avoir fait avec moi le point des études : «Maintenant, je dois vous dire, Monsieur le Président, que si ma présence ici risque de vous gêner politiquement, je suis prêt à me retirer». Je lui ai dit : «Non, mon Père. Il n’en est pas question, j’en fais mon affaire. J’assumerai toutes les responsabilités devant mon pays. Ce sont des gens malintentionnés qui racontent des histoires, mais je ne suis pas du tout prêt à me laisser impressionner par cette campagne». C’est ainsi que j’ai laissé le Père Lebret. Mais il avait été ulcéré par ces calomnies».

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